6

 

Milos Fabrikant était le doyen du bataillon de savants attelé à la tâche de construire une bombe nucléique.

Dès que le temps le permettait, il allait à bicyclette de chez lui – une sinistre casemate pleine de sinistres physiciens – à son lieu de travail, un bureau dans un des cinq immeubles gigantesques dressés au fin fond d’une morne plaine de la Laurentie septentrionale.

Et la même observation s’imposait à lui : tout était trop vaste, ici. Le paysage, la nue, les édifices. Ce matin-là encore, en traversant une esplanade d’asphalte noir et lisse sous un ciel qui s’emboucanait, il contempla la plus grande structure jamais créée par la race humaine, un immense bâtiment en forme de boîte plein de calutrons sous vide.

En un an de ce labeur, il s’était départi de sa fascination pour l’orgueil démesuré de l’homme et de la nature. Il aurait soixante-dix ans d’ici l’Ascension. Ce qui le flattait – un de ses rares plaisirs intimes – brillait par sa simplicité même : sa capacité quotidienne à parcourir ces trois kilomètres. Il se faisait l’effet d’un athlète. Certains collègues quadragénaires (comme ce cochon de Moberly, l’ingénieur en matériaux) se seraient écroulés avant la moitié du trajet.

Tout à son rêve guerrier, Fabrikant, sur sa vieille bicyclette bleue, se sentait immortel.

Il était physicien mais, selon la légende, un physicien de renom accomplit son grand œuvre avant trente ans. Oui, sans doute, se dit-il. Il s’occupait de paperasserie, et non plus de théorie. En tant qu’administrateur, cependant, il appréhendait le projet dans ses moindres détails, dans tout le terrible éclat de sa beauté.

Il étudiait le nucléique depuis longtemps. Il se souvenait du laboratoire primitif de l’université de Terrebonne, avant que la guerre n’impose ses urgences. Pariseau et lui avaient rempli d’uranium pulvérisé et d’eau lourde une sphère d’aluminium et l’avaient plongée dans le bassin – la piscine du vieux gymnase ; on en avait par la suite creusé une autre. Ils avaient ainsi créé la première pile nucléique, et obtenu la multiplication des neutrons en laboratoire. Mais la sphère fuyait et l’uranium avait pris feu une fois le bassin vidé. Il s’était produit une explosion – chimique, par bonheur. Le vieux gymnase avait brûlé de fond en comble. Fabrikant avait craint de perdre son poste, mais sa communication lui valut les palmes académiques et l’université toucha, sembla-t-il, un joli magot de l’assurance.

Mais la méthode pragmatique n’était plus de mise. Il occupait ses journées à jongler avec la largesse étonnante et la pingrerie plus étonnante encore de l’économie de guerre. Cinq tonnes de cuivre pour les calutrons ? Aucun problème. En revanche, on était à court de trombones depuis six mois.

Des lingots d’argent purifié, autant qu’on en voulait, mais de papier hygiénique, point.

Toutes les requêtes passaient par son bureau. Son rôle était aussi d’organiser des visites d’amitié pour les officiers chargés d’acquérir le matériel militaire, et d’innombrables rapports financiers pour les chefs du Bureau, souvent peu désireux d’affecter des crédits à la science « pure », fût-ce dans le domaine de l’armement.

Il rangea sa bicyclette dans un placard à balais, gravit deux étages et souhaita le bonjour à Cile, sa secrétaire, qui lui sourit sans conviction. Le bureau de Fabrikant donnait à l’ouest, où les usines de séparation, d’immenses coffres-forts gris striés de pluie, bouchaient le plus clair de l’horizon. Derrière, la toundra. Les cheminées ajoutaient de la vapeur à la brume déjà tenace.

En consultant l’agenda préparé par Cile, il constata que toute la matinée était consacrée à une rencontre avec un proctor venu de la capitale en avion. Un censeur, un certain Bisonette. Ordre du jour, aucun. Encore une représentation de gala, songea-t-il avec lassitude. Un programme en parfait accord avec le climat : guider un bureaucrate chauve, clopinant et monolingue au long d’une tournée des chambres de diffusion. Il soupira et entreprit de réviser son français hésitant. Le réacteur atomique. Une bombe nucléaire. Une plus grande bombe.

Fabrikant se demandait parfois si le simple fait de concevoir une arme pareille était mal.

L’armée se méprenait sur le projet. On leur disait, tant de milliers de tonnes de T.N.T. Ils pensaient, Ah, une grosse bombe.

Mais ils se trompaient. Fabrikant discernait le potentiel avec peut-être plus de perspicacité que ses collègues. Libérer l’énergie que renferme la matière, c’est toucher au fondement de la nature, raisonnait-il. La division nucléique relève des prérogatives des étoiles, et ces dernières ne sont-elles pas du seul domaine de Dieu ?

« S’il fuit vers l’est, il trouve le feu. S’il se tourne vers le sud, il trouve le feu. Au nord, le brasier l’attend. Il n’a point de salut à l’est qu’il n’ait obtenu dans sa chair, et il ne l’obtiendra pas davantage au jour du Jugement. » L’Évangile de Thomas le Prétendant – Thomas le Prétentieux, comme le baptisa Fabrikant in petto lorsqu’il dut apprendre les versets par cœur durant ses années d’école secondaire. La ruine aux quatre points cardinaux. Il se demandait s’il était devenu l’outil de Thomas, l’outil qui allait construire le véhicule de la flamme ultime.

Mais les Espagnols menaçaient la frontière occidentale, les nouvelles étaient moins roses que la radio ne le donnait à croire, et la République méritait d’exister malgré ses défauts – au moins, se disait-il, était-ce un terrain neutre où les deux races, la française et l’anglaise, avaient arrêté un modus vivendi ; elle était plus libérale que ces monarchies d’Europe, avec leurs hérésies nationalistes ou leurs paganismes papistes. Donc, tant pis, une grosse bombe, un feu sacrificateur, pour dévaster Séville, voire un port militaire comme Málaga ou Cartagena. Dès lors, la guerre prendrait fin.

Il leva les yeux, arraché à ces rêveries et à sa tasse de café froid par l’entrée de Cile venue annoncer le censeur, M. Bisonette. Grand, une barbe blanche de plusieurs jours, des yeux nichés dans un entrelacs de rides. Des mains fines. Le parfait aristo, songea Fabrikant. Maudits soient les Français. L’unification ne comprenait aucun article officiel selon lequel les Anglais contrôleraient le gouvernement civil tandis que les Français domineraient la hiérarchie religieuse – mais c’est ce qui s’était passé. Cette impasse était devenue une tradition constitutionnelle. Par miracle, la trêve tenait depuis cent cinquante ans.

— Bonjour, dit Fabrikant. Bonjour, monsieur Bisonette. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je parle un anglais correct, dit le censeur.

Sous-entendu, meilleur que votre français. C’était exact, d’ailleurs. Fabrikant s’en trouva secrètement soulagé.

— Plus que correct, à l’évidence. Je vous présente mes excuses, censeur. Asseyez-vous, je vous prie, et dites-moi en quoi je puis vous être utile ce matin.

Le censeur lui adressa un sourire qui éveilla aussitôt ses soupçons.

— Oh, de bien des façons.

Cile rapporta du café.

— Votre travail consiste en la séparation de l’uranium, dit M. Bisonette en consultant une liasse de papiers qu’il avait tirée d’une mallette en cuir. Plus spécifiquement, l’isolation d’un isotope, l’uranium 235, du minerai brut.

— Tout juste. (Le café de Cile était brûlant, épais, presque turc. Un bon tonifiant contre ce froid. S’il en buvait trop, il aurait des palpitations.) À la longue nous espérons parvenir à une division nucléique en cascade de l’atome par la libération des neutrons. Pour ce faire… (Il jeta un coup d’œil vers Bisonette et s’interrompit. Le censeur le dévisageait avec un mépris blasé.) Je suis navré. Poursuivez, je vous prie.

Cela s’annonçait mal.

— Vous étudiez trois méthodes de purification, reprit Bisonette. Diffusion des gaz, décantation électromagnétique et centrifugation.

— C’est la fonction de ces divers bâtiments, censeur. Si vous souhaitez inspecter les…

— Décantation et centrifugation doivent être abandonnées. La diffusion continuera, au prix de certaines améliorations. On vous enverra des plans et des instructions.

Fabrikant en resta sans voix.

— Vous avez des objections ? demanda Bisonette d’un ton léger.

— Seigneur ! Des objections ? Qui a pris cette décision ?

— L’Office des affaires militaires. Avec l’accord et l’approbation du Bureau de la convenance.

Fabrikant ne put masquer son indignation.

— Il fallait me consulter ! Je ne veux pas vous offenser, censeur, mais c’est absurde ! Suivre trois pistes à la fois permet de déterminer laquelle est la plus efficace. Nous ne le savons pas encore ! La diffusion est prometteuse, je l’admets, mais des problèmes subsistent – d’énormes problèmes. Les barrières de diffusion, pour prendre un exemple évident. Nous étudions les mailles de nickel, mais la difficulté…

— Les tubes barrière sont en cours de production. Vous les aurez d’ici décembre. Le détail figure dans ces documents.

Fabrikant ouvrit la bouche, la referma. En cours de production ! Déjà ? D’où venaient les connaissances ?

C’est alors que les implications lui apparurent.

— Il y a un autre projet. C’est cela, n’est-ce pas ? En avance sur nous. Ils ont obtenu un enrichissement utilisable.

— En quelque sorte, dit M. Bisonette. Mais nous avons besoin de votre coopération.

Bien sûr. Les gens du Bureau avaient dû financer leur propre programme. Les hypocrites ! La redondance en temps de guerre. Seigneur, quel gaspillage !

En outre, dut-il s’avouer, j’ai honte qu’on m’ait coiffé sur le poteau, qu’un autre ait résolu le problème avant moi.

Il baissa les yeux sur sa tasse, toute envie de café tarie.

— La bombe, disait Bisonette. Vous avez une ébauche ?

Fabrikant s’efforça de retrouver son calme. Pourquoi les proctors s’ingéniaient-ils toujours à vous dépouiller de votre dignité ?

— D’une sorte de canon nucléique, oui. C’est prématuré, mais, en somme, un explosif conventionnel rend compact l’uranium purifié…

— Regardez.

Bisonette lui tendit une vue en coupe d’un dispositif que Fabrikant prit pour un ballon de football.

— L’enveloppe contient des charges explosives, reprit le censeur. Le cœur est une sphère de plutonium creuse. Je n’ai rien d’un théoricien, monsieur Fabrikant, mais ces papiers vous expliqueront le nécessaire.

Fabrikant scruta le dessin.

— Les tolérances…

— Devront être d’une grande précision, dit Bisonette.

— À tout le moins ! Vous pouvez l’obtenir ?

— Non. Mais vous, vous le pouvez.

— Il n’y a eu aucun essai !

— Cela marchera.

— Comment le savez-vous ?

Le censeur se fendit d’un autre de ses sourires en coin.

— C’est notre secret.

 

Fabrikant le croyait sans restriction.

Hébété, paralysé, il resta assis dans son bureau après le départ de Bisonette.

On l’avait rendu inutile en l’espace de… combien ? une heure ?

Pis encore, l’affaire prenait une tournure trop réelle. Ces plans apportaient la preuve que le projet se poursuivrait ; la certitude du censeur était indéniable. Une fois l’atome divisé, le feu brûlerait.

Fabrikant, qui n’avait rien d’un croyant conventionnel, en frissonna.

Ils allaient fendre le cœur de la matière, et le résultat, le seul résultat possible, c’était la destruction. Les théologiens évoquaient le mysterium conjuctionis, le mystère de l’union : en Sophia Achamoth, l’union de l’homme et de la femme, l’androgynie idéale ; dans la nature, l’union de la particule et de l’onde, la fonction d’onde ; et l’équilibre des forces à l’intérieur de l’atome. Un équilibre que Fabrikant, démiurge malsain, s’apprêtait à rompre. Et des villes seraient détruites, voire des mondes.

Il pensa éprouver le sentiment d’Adam emprisonné dans un corps mortel par les Archontes. Devant lui, sur sa table de travail, son Arbre.

Sa ramure est l’ombre de la mort, sa sève l’onction du mal et son fruit le désir de mort.

Il se souvint de sa dernière question au censeur.

— Jusqu’où cela va-t-il ? A-t-on essayé la bombe ?

— À charge pour vous de la construire. Quant aux essais, nous nous en chargerons.

Mysterium
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